2021 : Vérités scientifiques et enjeux sociaux

27 mai 2021
9h30 – 17h30

Colloque en visioconférence
Inscriptions : centre.dalembert@universite-paris-saclay.fr


Présentation du colloque :


Alors que des crises sanitaires, environnementales, sociales et économiques se succèdent, la parole et les connaissances de scientifiques sont mises en avant dans la légitimation des décisions politiques tout en étant souvent remises en cause dans l’espace public ainsi que sur les réseaux sociaux. Les discours et les pratiques des scientifiques peuvent apparaître instrumentalisés, mal-compris ou inappropriés, selon les contextes.

Désireux d’être utiles, de nombreux membres de la communauté académique s’impliquent sur des sujets de recherche en relation avec des enjeux sociaux. Parallèlement, le pilotage des recherches scientifiques vers les « bons » sujets par des outils incitatifs (financement, postes ciblés), coercitifs (menace d’enquête) ou dissuasifs (sous-financement) se développe. Si l’on considère que l’autonomie des chercheurs est la condition d’une construction de l’objectivité des faits scientifiques, comment l’articuler avec leur responsabilité sociale et les besoins collectifs de nos sociétés ? Comment se constituent aujourd’hui les nouveaux savoirs qui allient des communautés scientifiques avec la participation d’individus ou de collectifs extérieurs au monde académique ? Que peuvent dire et faire les différentes sciences, et les scientifiques, qui soit pertinent pour interroger ou résoudre les problèmes contemporains ? Comment sont repris certains savoirs scientifiques impliqués dans des controverses sociales et politiques alors que d’autres passent inaperçus ?

Ce colloque est le prolongement d’une série de séminaires qui interrogeaient la manière dont les faits étaient établis dans différentes disciplines : sciences du climat, physique, biologie, mathématiques, sciences de l’information et de la communication, astrophysique, sciences économiques, médecine. http://www.centre-dalembert.universite-paris-saclay.fr/seminaire-2019-2020-quest-ce-quun-fait-comment-se-trompe-t-on/.

Programme :


9h30-11h
Production collective de la connaissance et vérité

Animateur : Julien Gargani, Directeur du Centre d’Alembert

Henri Galinon, Philosophe des sciences, Laboratoire Philosophies et rationalités, Université Clermont Auvergne

Raison, dépendance et démocratie

Résumé : C’est une banalité de dire que ces deux derniers siècles la science est devenue une activité à la fois de plus en plus spécialisée et de plus en plus collective. Dans cette intervention, je reviens sur quelques-uns des bouleversements épistémologiques que ces changements induisent pour notre rapport individuel à la vérité, pour notre conception de l’activité et de la méthode scientifique dans son ensemble et pour les rapports entre science et démocratie.
Notre point départ sera une interrogation sur la compatibilité entre d’un côté l’exigence héritée des lumières de refuser le dogme et ne prendre pour autorité que sa propre raison et d’un autre côté une dépendance épistémique vis-à-vis des experts devenue universelle et inévitable, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté scientifique.


Bruno Andreotti, Professeur à l’Université de Paris et chercheur au Laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure

Plaidoyer contre l’expertise

Résumé : Depuis le tournant des années 1980, l’idéal type du savant a graduellement été remplacé par la figure de l’expert. Je m’attacherai à analyser la forme d’articulation spécifique entre sphère scientifique et sphère politique qui définit l’expertise, en montrant comment elle met en crise l’idée démocratique et comment elle participe d’une dérégulation des normes de probation savantes. J’entends par là, l’ensemble des procédures et des normes instituées dans chaque discipline pour leur conférer une visée de véridiction — dans la mienne, la publication d’articles accompagnés d’un appareil de preuves (faits objectivés, raisonnements appuyés sur le métalangage mathématique, courbes, etc) et d’une bibliographie intègre, et soumis à la dispute avec les pairs. Je tacherai de préciser les contours de l’activité académique et, en son sein, des sciences naturelles, pour montrer en quoi elle diffère, de manière irréductible, de la conception démocratique de la sphère politique, en ayant en tête cette question : au nom de quoi pourrait-on limiter l’expansion de la sphère techno-scientifique ? Puis je détaillerai les formes contemporaines du scientisme et en particulier celle que j’ai baptisée « pseudo-rationalisme »  dans un article récent [1], qui a pris naissance dans le climato-négationnisme et poursuit aujourd’hui ses menées sous une forme plus pernicieuse. Je conclurai par quelques idées pour repenser la zone grise entre science et politique, en réinstituant, d’un côté (par la disputatio) comme de l’autre (par la délibération démocratique), un « espace public de pensée, de confrontation et de critique réciproque » [2].

[1] B.Andreotti et C.Noûs, Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme.  Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun. Zilsel n°7, 15-53.
https://www.cairn.info/revue-zilsel-2020-2-page-15.htm
[2] Cornelius Castoriadis, « L’industrie du vide » (Le Nouvel Observateur, 9 juillet 1979)

Interventions d’Henri Galinon et de Bruno Andreotti – Questions du public

11h-12h30
L’expertise scientifique conduit-elle à produire de l’ignorance ?

Animateur : Philippe Brunet, Professeur de sociologie, Laboratoire interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés (LISIS), UMR UGE, INRA, CNRS, Université Gustave Eiffel

François Dedieu, Sociologue à l’INRAE, Laboratoire Sciences Innovations Sociétés (Inrae, Cnrs, Esiee, Upem)

Action Publique et ignorance : pesticides, un déni organisé  

« On savait et rien n’a été fait ». Ce constat revient régulièrement après les grands scandales sanitaires comme l’amiante et le médiator. Pourquoi la prise de conscience est-elle aussi longue ? L’explication conspirationniste domine. Il ne fait guère de doute aujourd’hui que les industriels influencent les pouvoirs publics pour servir leurs intérêts. La communication questionne ce fait qui semble aujourd’hui établi. A partir du cas des pesticides agricoles, elle montre que le nœud du problème se situe ailleurs. Il se trouve dans l’architecture et le fonctionnement d’un système règlementaire, administratif, économique et scientifique plus large. Les normes, règlementations et les choix scientifiques qui ont été pris pour contrôler les risques fournissent, souvent indirectement, des ressources essentielles pour les industriels. Autrement dit, les manœuvres des industriels pour peser sur la décision publique constituent la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire celle sur laquelle les lanceurs d’alerte et le grand public se focalisent. Mais, à l’instar de cet immense bloc de glace, cette partie visible est soutenue par des fondations immergées, plus profondes et plus larges, représentées dans ce cas par le fonctionnement des instances administratives et d’expertise qui ont en charge le contrôle des risques au nom de la puissance publique.


Yves Lévi, Professeur émérite en santé publique – santé environnementale, Faculté de pharmacie, Université Paris-Saclay

Confrontations avec l’eau qui soigne ou l’eau qui tue

Résumé : L’eau est reconnue par tous comme un besoin vital et, à ce titre, elle se trouve au centre du bon fonctionnement des communautés. Elle est toujours présente dans les pratiques cultuelles et dans nombre de croyances ayant le plus souvent un lien avec la santé. Il lui est prêté des propriétés bienfaisantes et curatives mais elle effraie aussi lorsqu’elle est soupçonnée de transporter le poison ou l’infection. Les méthodes en chimie analytique et en bioessais ont réalisé de considérables progrès depuis 15 ans. Il est donc devenu de plus en plus aisé d’analyser le contenu des eaux mais les résultats, loin de rassurer, inquiètent parfois encore plus en raison des traces de micropolluants détectés. L’eau a toujours été le réceptacle des déchets de l’Homme tout en assurant sa part dans les bienfaits de l’hygiène. L’analyse des risques sanitaires objective et précise se confronte aux inquiétudes irrationnelles, parfois activées par des messages visant à faire acheter des produits qui protègent.
La présentation très objective des connaissances des niveaux de risques entre eaux et santé, conduit souvent à augmenter l’inquiétude plutôt qu’à rassurer. Un tel sujet sur lequel le consensus pourrait être évident est encore un exemple de confrontation entre scientifiques et une fraction des sociétés y compris chez des décideurs. Seule l’expertise collective, sous contrôle précis des compétences et de l’absence de conflits d’intérêt, permet un progrès collectif.

Interventions de François Dedieu et d’Yves Lévi – Questions du public

14h-15h30
Partage des enjeux, du savoir et de la production de savoir : méthode, évolutions, plus-value

Animatrice : Annick Jacq, Directrice de recherche émérite au CNRS, microbiologiste et historienne des sciences, Études sur les Sciences et les Techniques, Université Paris-Saclay

Stéphanie Ruphy, Professeure de « Philosophie et sciences contemporaines », à l’Ecole Normale Supérieure, Université PSL

La recherche doit-elle être plus inclusive pour être plus utile ?

Résumé : Les sciences participatives bénéficient d’une visibilité et d’un soutien institutionnel croissants. A quelles évolutions des attentes de la société ces ouvertures de l’enquête scientifique à des citoyens qui ne sont pas des chercheurs professionnels sont-elles censées répondre ? Quels sont au juste les bénéfices, politiques ou épistémologiques, que l’on peut en attendre ? Je discuterai dans un premier temps de la pertinence des raisons principales avancées pour justifier le développement d’une telle science, plus inclusive. J’examinerai ensuite, en matière d’objectivité, les bénéfices attendus et les risques épistémiques, selon les différentes formes que peut prendre la participation des citoyens à l’enquête scientifique.


Fabrice Flipo, Professeur de philosophie sociale et politique, de philosophie des sciences, spécialiste d’écologie politique, Institut Mines-Télécom

De la vérité en démocratie

Résumé : Scientifiques contestés, ou manipulés ; citoyens bernés ; gouvernements ou intérêts manipulateurs : comment articuler de manière satisfaisante science, expertise et démocratie ? En les définissant et en les articulant un peu mieux, tant conceptuellement qu’institutionnellement. Les sciences cherchent à établir des faits, mais une lecture non-naïve des sciences implique de tenir compte tant des travaux en sociologie des sciences qu’en épistémologie ; et à cette aune « les faits » sont rarement formels, les sciences sont plus souvent le théâtre de controverses, d’intérêts, d’écoles et de « science-en-train-de-se-faire » (Latour) que de faits s’imposant à tous de manière « objective » et irréfutable ; de là les multiples procédures de vérification et d’organisation des argumentations. La démocratie cherche à établir des normes, mais, de la même manière, celles-ci ne se donnent pas de manière évidente et sans controverse ; de là, également, des procédures permettant d’en débattre, qui ne sont pas plus sujettes à consensus qu’en sciences. Entre les deux, l’expertise, qui a rapport à la décision, et suppose donc, à un instant donné, de s’appuyer tant que l’état controversé des « faits » que sur l’état controversé des normes. Ces distinctions et quelques autres permettront d’élaborer les questions posées par l’argument du colloque.

Interventions de Stéphanie Ruphy et Fabrice Flipo – Questions du public

15h30-17h15
Enjeux sociaux des sciences et sciences des jeux sociaux

Animatrice : Hélène Gispert, Professeure émérite d’Histoire des sciences, Études sur les Sciences et les Techniques, Université Paris-Saclay

David Chavalarias, Directeur de recherche CNRS, Centre d’Analyses de Mathématiques Sociales (CAMS) à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, EHESS

Vérités, politiques scientifiques et jeu social de la science

« We don’t know, we can only conjecture. » Popper, 1934

Résumé : Karl Popper a rompu avec une tradition épistémologique ancienne en introduisant une dissymétrie entre vérifiabilité et réfutation. Cette conception a d’importantes répercussions sur la manière d’envisager la croissance des connaissances scientifiques et
l’activité du chercheur. La vérité, qui avait pu être considérée comme un but pour la recherche scientifique, est placée hors d’atteinte. Sans indicateur évident pour marquer le terme de ses recherches, le chercheur doit alors faire, en fonction de ses motivations, un compromis entre le temps passé à tester ses théories et corroborer ses résultats, et celui passé à publier ses travaux et les disséminer.
Ce compromis exploration/exploitation est au cœur de l’activité des chercheurs. Il est à l’origine d’un jeu social duquel émerge des normes de collectives concernant les pratiques de vérification et publication.
Comment ce jeu social est-il influencé par les politiques scientifiques via leurs interventions sur les motivations des chercheurs ? Comment la dynamique et les normes sociales interfèrent-elles avec la qualité de la production scientifique ? Existe-t-il différents régimes de dynamique de la science ? Nous aborderons ces questions à travers la modélisation et un jeu sérieux de la science. Nous montrerons ensuite comment cette approche permet de poser la question de l’évaluation des politiques publiques de la science.
Ressources : http://chavalarias.org


Yves Gingras, Sociologue des sciences, Université du Québec à Montréal

Moralisation de la science et déclin de l’autonomie de la recherche

Résumé : On observe depuis quelques années un mouvement de moralisation de la science.  Les universités et les organismes subventionnaires multiplient les formations visant à affirmer le caractère « EDI » (Équité, Diversité, Inclusion) des recherches et on observe ainsi des demandes de rétractation d’articles non plus sur la base de contenus erronés mais en raison de possibles interprétations allant à l’encontre de certains points de vue moraux ou idéologiques de certains groupes qui s’expriment surtout via les médias socionumériques. Je présenterai quelques cas récents de rétractations de ce genre et discuterai des effets probables de la moralisation de la science sur le choix des objets et thèmes de recherche.

Interventions de David Chavalarias et Yves Gingras – Questions du public

COMITÉ D’ORGANISATION :

Philippe Brunet, Christine Eisenbeis, Julien Gargani, Gianni Giardino, Anne-Sophie Godfroy, Hélène Gispert, Annick Jacq, Alexia Jolivet, Yves Langevin, Jean-Louis Martinand, Joël Merker, Pierre Nicolas, Oliver Nüsse, Christine Paulin, Denis Ullmo, Jean-Claude Vial